Les Tchings – 2

Il y avait cinq jours de marche pour aller d’Ourna jusqu’au pont où s’était déroulée l’embuscade. En camion, il y en aurait pour moins d’une journée, mais Tza-Feng avait refusé les camions d’une moue dédaigneuse. Il voulait mesurer la résistance de ses nouvelles recrues et leur apprendre ce que serait leur vie sous ses ordres.

Ils atteignirent le pont au soir du quatrième jour.

Il avait choisi quatre cents hommes, plus de la moitié des troupes dont disposait le chef du district d’Ourna. Et cela, malgré les récriminations des hommes ou de leurs officiers subalternes ou sous-officiers. Qui se trouvaient parfois parmi les sélectionnés.

— Vous en récupérerez une bonne part, colonel, ne vous inquiétez pas.

Ils étaient de retour dans le bureau du commandant de place. Dehors, les hommes se mettaient en rang sous le commandement d’un capitaine des Gardes Noirs.

L’officier, qui avait assisté sans dire un mot à la sélection opérée par Tza-Feng, ne put que faire un commentaire désabusé :

— J’espère que ceux que vous garderez reviendront un jour de cette aventure. Ce sont de bons soldats. Ils ne valent pas vos hommes évidemment, mais ils sont courageux et loyaux. Enfin… la plupart le sont.

— Et ceux qui ne le sont pas le deviendront. Je sais comment m’attacher la loyauté de mes hommes ! répondit Tza-Feng d’un ton très sec où le colonel territorial crut cependant déceler une nuance d’humour.

— J’ai quelque chose à vous donner, fit-il d’une voix contrainte, comme s’il se forçait à parler. Je ne sais si cela vous intéressera. (Il prit un livre dans le tiroir de son bureau.) En fouillant les bois, mes hommes ont trouvé ceci. Il semble que ce soit fort ancien, et dans une langue dont j’ignore tout. Personne à Ourna n’a pu en déchiffrer un seul mot. J’ai songé qu’au cœur de l’Empire, une antiquité aussi bien conservée pouvait valoir bien cher. D’un autre côté, je trouve trop dangereux de le garder. Le contenu de ce livre est peut-être interdit. Je sais que dans le passé, il s’est publié bien des écrits blasphématoires à l’égard du Grand limonier chez les non-Tchings…

Il acheva sa phrase à mi-voix, conscient une fois de plus de frôler l’insulte.

Tza-Feng prit le livre, l’ouvrit et feuilleta quelques pages. Lui non plus ne comprenait rien à ce qui était imprimé, mais il n’allait surtout pas donner l’impression à ce vieux colonel bedonnant l’idée qu’ils avaient un point commun.

— Je vois ce que c’est, fit-il en fourrant le livre dans l’une des poches de sa tunique. Je l’emporte. Cela pourra m’être utile dans ma mission.

 

Ils s’étaient mis immédiatement en route, sans se soucier des hurlements de quelques dizaines de femmes qui voyaient ainsi s’en aller leur homme sans savoir vers où, sans même avoir pu faire leurs adieux. Il y avait aussi des enfants, qui avaient couru le long de la colonne pendant plusieurs milliers de pas.

Tza-Feng avait réparti ses hommes en trois groupes. Le plus petit ouvrait la marche et donnait la cadence. Un second, de loin le plus important, voyageait confortablement dans les camions qui suivaient la colonne à quelque distance. Le troisième formait l’arrière-garde et s’étendait sur toute la largeur de la piste, poussant à coups de crosse les traînards ou ceux qui voulaient s’arrêter. Deux ou trois fois au cours de la première heure, il avait fallu courir après un soldat qui avait tenté de gagner les bois qui s’étendaient à quelques dizaines de pas de part et d’autre de la route.

La première fois, on avait ramené l’homme au pas de course pour qu’il reprenne sa place dans les rangs. La seconde fois aussi. La troisième, Tza-Feng se tenait devant lui quand il était arrivé, pantelant, à rejoindre la colonne. La tête de la colonne, car les deux gardes qui le tiraient ou le poussaient n’avaient voulu ralentir le train plus tôt. Il avait levé le bras pour l’arrêter, et fait signe à l’un de ses hommes. Celui-ci avait braqué sa carabine et abattu l’homme d’une balle en plein cœur.

Il n’y avait plus eu de tentative de fuite, du moins pendant la journée. Une journée qui s’était prolongée une partie de la nuit, avec seulement deux courtes haltes pour boire et manger quelques galettes sèches.

Certains avaient tenté leur chance pendant la nuit, et s’étaient retrouvés face aux gardes du troisième groupe, qui avaient pu dormir dans les camions pour être frais et dispos après le coucher du soleil.

Le second jour avait été semblable, sauf que renonçant à fuir, quelques territoriaux s’étaient laissés tomber à terre, se disant incapables de reprendre la marche. On les avait relevés sans ménagement et poussés en avant à coups de plat des sabres.

Quand ils étaient tombés à nouveau, Tza-Feng avait fait arrêter la colonne, et quelques-uns avaient cru que l’officier admettait qu’il en demandait trop et que le rythme infernal de cette marche allait ralentir.

Le fait qu’on ait allumé un brasero semblait leur donner raison : on allait manger convenablement, enfin. Mais pourquoi un seul brasero ?

Un garde avait plongé son sabre dans le feu et l’avait ressorti quelques instants plus tard. Tza-Feng avait pris l’arme et en avait appliqué la pointe sur les deux joues de l’homme qui s’était effondré avant que celui-ci n’ait pu esquisser le moindre geste.

Puis la colonne avait repris sa marche, laissant l’homme gémir sur le bord de la piste.

Il y en avait eu d’autres, au fil des heures. Des malins, songèrent certains, car la double brûlure n’était qu’un mauvais moment à passer, alors que l’avenir avec cet officier maudit pouvait durer bien plus longtemps, ou se terminer par la mort.

Cependant, il n’y eut que fort peu de volontaires.

Au soir du deuxième jour, Tza-Feng fit aligner les trois cent quatre-vingt-six territoriaux qui avaient atteint l’étape et les passa tous en revue.

Il s’arrêta devant l’un d’eux. C’était un homme plutôt petit, et s’il avait la teinte de peau et les traits d’un Tching, il ne devait pas être de race pure, à voir la barbe drue qui poussait depuis deux jours et lui mangeait les joues.

— Tü me hais ?

L’homme ne répondit pas, mais ses yeux parlèrent pour lui.

— Oui, tu me hais. Comment pourrait-il en être autrement ?

Tza-Feng éclata de rire.

— Frappe-moi, je t’y autorise, fit-il, brusquement redevenu sérieux.

L’homme hésita, regarda autour de lui. Tout à coup sa main nouée en poing partit, vive comme l’éclair… pour rencontrer seulement la paume de Tza-Feng.

— C’est bien, fit le colonel.

Il s’éloigna, mais derrière lui, l’un de ses hommes notait le nom et le matricule du soldat.

Il recommença ailleurs. Parfois l’homme obéissait et frappait, parfois il n’osait pas réagir. Certains utilisaient leurs poings, d’autres leur couteau. Deux fois l’affrontement prit presque l’allure d’un véritable combat, car Tza-Feng n’avait pas réussi à arrêter le premier coup.

Comme il n’était pas question de passer toute la nuit à cela, il délégua une demi-douzaine de sous-officiers pour agir de la même manière.

À l’aube, on sonna le rassemblement. Les sous-officiers firent l’appel, désignant à chaque territorial une place dans les rangs, à gauche ou à droite du colonel.

Ceux de droite étaient une cinquantaine seulement.

— Vous ! dit un sergent en les désignant. Demi-tour, vous retournez à Ourna.

Tza-Feng s’était déjà remis en route avec ses hommes et les territoriaux qu’il avait choisi de conserver avec lui. Ceux-ci s’interrogeaient. Parmi ceux qui rentraient chez eux, certains avaient frappé et d’autres pas. Il n’y avait aucune logique dans le choix qui avait été fait.

Le premier homme défié par le colonel faisait partie de ceux qui l’accompagneraient… encore cette journée au moins.

 

La route faisait une longue courbe pour contourner une colline boisée. Les hommes de tête se lancèrent au pas de course et obliquèrent vers les pentes. Les flancs-gardes – des Gardes Noirs – obligèrent les autres à suivre, tandis que l’arrière-garde houspillait les traînards.

Cette fois cependant, quand un homme tombait et ne pouvait se relever malgré deux ou trois coups de pied, les Gardes Noirs le laissaient sur place.

— Ils savent ce qui les attend s’ils s’arrêtent, fit Tza-Feng qui était arrivé au sommet parmi les premiers.

— Oui, la brûlure du sabre, commenta Mèchmet.

C’était un adjudant au visage couturé de blessures, les unes acquises au combat, les autres lors de bagarres dans les bars ou face à des recrues difficiles à mater. Il avait souri en prononçant ces mots, et sa main se porta sur la poignée de son sabre. Un brasero amené depuis les camions qui attendaient de l’autre côté de la colline, brûlait doucement non loin d’eux. L’adjudant plissa ses yeux. Il n’était pas encore midi et le soleil qui n’avait pas atteint le zénith faisait briller les boutons et les armes des hommes qui continuaient à grimper la pente.

— Ils devront apprendre à couvrir leur équipement de cirage ou de boue, s’ils ne veulent pas se faire descendre au premier combat, fit-il remarquer.

Un sous-officier de la territoriale, haletant, arriva à cet instant au sommet. Pour se donner la force de continuer à pousser un pied devant l’autre, il avait juré, puis prié. Il tenait à la main une petite plaque de céramique, une réduction de l’effigie du Grand Timonier. Il eut une grimace qui se voulait un sourire en passant devant Tza-Feng. Il leva le bras et le posa sur son cœur pour saluer le colonel.

Mèchmet se détourna et cracha à terre.

D’une bourrade, Tza-Feng l’envoya rouler dans son crachat.

— Pas de ça parmi mes hommes ! gronda-t-il.

L’adjudant opina sans dire un mot, frissonnant sous le regard cinglant des yeux gris.

Gris comme les siens.